Extrait : Le poupon de porcelaine

 

 Note
Le texte collé à gauche est le narrateur universel

Le texte italique en retrait est la narration de Henderson

Le poupon de porcelaine

En après-midi, il n’y a plus de belle Canadienne ni de belle maisonnette. Il ne reste que le soleil d’août qui tente de filtrer à travers la fumée des champs et du village qui refusent de mourir. Mes hommes sont occupés à contenir des colons en colère lorsque Burton et Alexander traînent devant moi deux adolescents de quinze ou seize ans. La fille retient son corsage déchiré. Je demande aussitôt :

— De quoi sont accusés ces enfants ?

— Résistance armée, Monsieur. Le garçon a menacé deux Rangers d’une hache.

L’adolescente s’écrie aussitôt :

— C’est mon frère. Y protégeait seulement ma vertu.

Les ordres de Wolfe étaient clairs : punir les colons et exécuter sur-le-champ toute personne armée ou résistante. À peine plus vieux que leurs prisonniers canadiens, les deux jeunes soldats qui le retenaient paniquaient devant l’ordre imminent de fusiller l’adolescent.

L’idée mortifiante de détruire quatre jeunes vies pour servir le fou du roi me confronte sinistrement à mes choix d’homme et mes servitudes de soldat. Alors que les yeux du jeune Canadien me détestent, ceux de mes deux jeunes soldats effrayés me supplient, plus haut et plus fort que leurs lèvres n’en auraient jamais le droit. À mon tour de paniquer sous mon uniforme et de rechercher désespérément le salut auprès d’un officier supérieur.
Inutile : c’est moi! Le sacrifice m’a encore choisi ! J’inspire profondément et demande à Burton:

— De quelle main tenait-il sa hache ?

— Euh..., la droite, Monsieur!

Rassemblant tout son courage, il décrocha prestement la baïonnette de son soldat, empoigna les doigts du frère héroïque et d’un mouvement aussi sec que précis, il lui enfonça la lame au travers de la paume !

Pendant que le gamin se tordait de douleur, le sergent désabusé transmit son code d’honneur.

— Tant que je serai votre sergent, NUL ne sera exécuté pour avoir protégé courageusement la vertu de sa petite sœur ou toute autre femme de sa famille. Est-ce clair ?

Soulagés par le sacrifice de leur mentor et admiratifs de l’éthique d’un grand homme et officier de Sa Majesté, tous acquiescèrent en cœur.

Les villageois – et encore plus le frère valeureux ! – connaissaient les ordres d’exécution de Wolfe. Profondément troublé, le gamin leva les yeux vers le géant qui lui avait courageusement sauvé la vie en le poignardant ! Le regard fuyant, le Britannique sans fils lui sourit timidement en lui tendant son mouchoir, puis lui fit signe de rejoindre sa sœur et l’essaim de villageois sous sa protection.

Le caporal connaissait bien son sergent. Il savait que ce courage était emprunté et que les mains tremblantes de son ami devaient être discrètement calmées. Il n’insista pas pour le faire accompagner lorsque Henderson lui ordonna :

— Monsieur McLoud, je vous confie le commandement pendant que je vais inspecter les alentours.

Les rues sont désertes. J’erre et je repense aux malheureux gamins prisonniers du jeu des rois. Je bouge les doigts et les masse comme si le problème était musculaire et non mental. Je tente de remettre mon armure ébréchée, mais je réalise que j’ai de plus en plus de difficulté à ignorer mon âme. Je suis encore à nu, lorsque des cris étouffés attirent mon regard à l’intérieur d’une mignonne maisonnette. Avant que je puisse monter ma garde, l’horreur collatérale de ces missions punitives pénètre violemment mon esprit fragilisé. Je perds la tête !

Ignorés de tous les dieux, alimentés par le diable, deux Rangers violentaient une jeune Canadienne totalement hystérique, son nouveau-né en pleurs dans les bras. Elle reculait et frappait les prédateurs d’un poing, alors que de l’autre main, elle tentait désespérément d’éloigner le poupon de leurs crocs.

Un des monstres l’empoigna, souleva aisément la jeune fille et la renversa sur la table de cuisine. Paralysé, Henderson la voyait crier et l’entendait lutter.

Je suis sans voix ni voie, priant pour que leur officier vienne arrêter leurs bêtes noires !
Oh non ! Elle se tourne vers moi et me regarde. Je suis piégé, je ne peux plus fuir. Je tends la main vers les fauves, mais je suis incapable de rugir...

Abandonnée par l’officier, la mère enfonça ses griffes dans les yeux du lâche dominant. La rage des prédateurs explosa dans un ignoble coup de crosse !

Je vois la tête de l’adolescente qui rebondit sur la table... l’écrin maternel qui s’ouvre... le poupon qui chute tête première... ses petites mains qui s’ouvrent... puis l’horrible bruit sourd du crâne de porcelaine qui éclate au sol ! Et l’affreux silence sans pleurs ! Que les gémissements des bêtes assouvissant leurs bas instincts dans l’adolescente inanimée...
Mes galons m’étouffent ; je ne peux plus respirer. Je suis dégoûté de mon sexe, de mon armée, de mon roi et de tous les dieux. Mais, pire encore, je suis dégoûté de moi-même!

Démentie mais glorifiée. Interdite mais avalisée en haut lieu. La barbarie des hommes en campagne de répression n’avait de loi que celle du silence.

Abandonnant la mère en danger, Henderson fuyait à toutes jambes, cherchant un abri... un gouffre... un confessionnal... un bourreau...

Ses oreilles le punissaient de vingt années de surdité en lui crachant les pleurs des paysans dépossédés... le rugissement des villages incendiés... les hurlements des puceaux décapités. Puis, l’affreux coup de crosse et l’enfant qui éclate... Encore le coup et la tête du poupon qui explose sans arrêt dans la sienne!

Les mains qui écrasaient ses oreilles ne furent d’aucun recours contre sa conscience qui ne lui mentait plus.

Je m’affale à genoux, haletant et désorienté, quelque part dans le jardin isolé d’une maisonnette. Après un long moment et un silence que je ne mérite plus, j’ouvre les yeux. L’horreur !

Je suis agenouillé au centre d’une oasis de fleurs mauves et blanches. Elles me dévisagent... à gauche... à droite. Je ne peux fuir leur jugement. Sans pardon, leur beauté et leur doux parfum me renvoient brutalement ma propre laideur... ma propre puanteur !

Sa grosse carcasse sanglotait enfin, mais il était trop tard, son âme ne respirait plus...
Était-ce ça, « servir son roi » ?

 

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